Evi Keller et Boris Zaborov, deux artistes à l’écoute du silence du monde.
La Maison Caillebotte, à Yerres (Essonne), a réouvert ses portes en mars 2025 après plusieurs mois de restauration. Joyau patrimonial du XIXe siècle, nichée dans un parc de onze hectares bordé par la rivière Yerres, cette ancienne demeure familiale du peintre impressionniste Gustave Caillebotte incarne un lieu d’exception : à la fois havre de nature, site historique et espace d’art contemporain vivant.
Si les salons intérieurs témoignent encore de l’élégance bourgeoise d’une époque révolue, l’ensemble de la propriété a été pensé depuis plusieurs années comme un lieu de dialogue entre passé et présent. En mettant en résonance le souvenir de Caillebotte – artiste, mécène, jardinier passionné – avec des propositions artistiques actuelles, la Ville de Yerres fait de cette maison bien plus qu’un musée : un lieu d’expérience sensible et poétique.
Le parc à l’anglaise, soigneusement restauré, offre une promenade jalonnée de surprises : cascade romantique, kiosque à musique, glacière, et cette lumière particulière que Caillebotte peignait avec tendresse. L’Orangerie, réhabilitée en salle d’exposition, tout comme le Salon d’honneur de la maison principale, permettent d’accueillir des expositions d’artistes contemporains dans une continuité de regard. Cette saison, deux artistes s’y rencontrent à distance : Boris Zaborov, figure silencieuse de l’exil, et Evi Keller, exploratrice de la lumière-matière.
Boris Zaborov : Mémoire exilée, peinture habitée
Né en 1935 en Biélorussie soviétique, dans une famille d’artistes, Zaborov se forme à l’Académie des Beaux-Arts de Saint Pétersbourg et à l’Institut Suriakov de Moscou. Il quitte la Russie en 1981 et c’est à Paris qu’il réalisera son œuvre, il est naturalisé français en 1989.
L’ensemble de sa production est magistral, loin des modes… Aucune discipline ne lui est étrangère — dessin, peinture, gravure, sculpture, écriture, il excelle dans chacune d’elles. Loin de son pays natal, il a emporté avec lui ses souvenirs et n’aura de cesse de réaliser un travail de mémoire à la fois personnel et universel. Ses « compositions à personnes », ses paysages sont le « signe d’un temps qui s’est soudain arrêté. » Son talent a été reconnu à la fois par de nombreuses expositions en France, en Europe, en Russie et au Japon et par de nombreuses distinctions. Présent dans de très nombreuses collections publiques et privées dans le monde, il a été seul artiste vivant dont la Galerie des Offices à Florence présente le portrait dans la salle Vasari… Le commissariat de l’exposition Boris Zaborov Peindre la mémoire, du 17 mai au 21 septembre 2025, a été confié à l’historien de l’art Pascal Bonafoux.
L’exposition consacrée à Boris Zaborov déploie dans l’intimité feutrée du salon d’honneur un ensemble d’œuvres à la fois sobres et bouleversantes apportant avec lui le poids d’une mémoire blessée, marquée par les silences de l’histoire et les visages de ses proches disparus. Sa peinture, austère et habitée, semble née d’un monde gelé dans l’attente..
À partir de photographies anciennes, souvent familiales, Zaborov peint des figures qui résistent à l’oubli. Visages d’ombres, regards immobiles, ils nous fixent depuis une distance infranchissable. Rien de spectaculaire ici : tout est murmure, effacement, lenteur. Les couleurs sont mates, sourdes ; les fonds, souvent gris ou terreux, effacent les repères temporels. Et pourtant, chaque toile vibre d’un souffle presque sacré, d’une densité humaine poignante.
Dans ce salon orné de moulures et baigné d’une lumière douce, les toiles de Zaborov deviennent méditation picturale sur le deuil, le souvenir, la survie. Elles ne cherchent pas à émouvoir : elles demandent l’écoute intérieure. Elles nous rappellent que l’art n’est pas là pour illustrer, mais pour accueillir ce qui, autrement, resterait indicible.
Evi Keller : Matière-Lumière, mémoire cosmique
À quelques pas de là, dans l’Orangerie entièrement vitrée, baignée de lumière naturelle, Evi Keller propose une expérience aux antipodes, tout aussi profonde : une traversée sensorielle du visible. Artiste plasticienne franco allemande, Evi Keller est née en 1968, à Bad Kissingen et a étudié l’histoire de l’art à l’Université Louis-et-Maximilien ainsi que la photographie et le graphisme à l’Académie de la Photographie de Munich en Allemagne. Elle vit et travaille à Paris.
Sa démarche artistique interroge le principe cosmique de la transformation de la matière par la lumière. Dans l’ensemble de son oeuvre sculpturale, picturale, photographique, sonore et performative, l’artiste n’a cessé de se consacrer à ce processus de transformation, réunissant sa complexité sous le terme de Matière-Lumière, seul titre donné à toutes ses créations des 20 dernières années. Elle se présente comme une quête : comment rendre perceptible l’invisible, le vibratoire, le vivant dans sa forme la plus pure ?
Les œuvres exposées ici défient les catégories. Ce sont des plaques suspendues ou murales, des surfaces miroitantes, des encres figées, des vidéos lentes. À travers résines, minéraux, reflets et projections, Evi Keller crée des espaces de contemplation, presque des seuils vers l’ailleurs. On croit y voir l’eau d’une source ancienne, le cristal d’une roche originelle, ou encore une galaxie en formation.
Certaines œuvres captent la lumière et la redistribuent selon l’angle du regard, comme si la matière elle-même devenait souffle. C’est là toute la puissance de Keller : faire de l’œuvre un organisme vivant, où le temps n’est plus linéaire mais organique, cyclique, dilaté.
Deux visions, une même écoute
Zaborov et Keller n’ont rien de commun, sinon peut-être l’essentiel : ils écoutent ce que le monde ne dit pas. L’un par la mémoire de l’exil et de l’intime, l’autre par l’intuition du vivant et de la lumière, tous deux refusent le bavardage du spectaculaire. Ils s’adressent à notre part silencieuse. Celle qui se souvient. Celle qui perçoit.
La Maison Caillebotte, dans sa réouverture, réussit ici un coup de maître en proposant un double parcours poétique et exigeant, ancré dans la matière mais tendu vers l’invisible. Une proposition rare, dans un cadre d’exception. Vraiment superbe !
Informations :
Maison Caillebotte – Propriété Caillebotte, 8 Rue de Concy, 91330 Yerres.
Expositions Boris Zaborov ” Peindre la mémoire”, jusqu’au 21 septembre 2025– dans le salon d’honneur de la maison. Evi Keller ” Matière-Lumière” – à l’Orangerie, jusqu’au 31 août 2025. www.maisoncaillebotte.fr
Horaires :
Du mardi au dimanche, de 14h à 18h. Fermé le lundi.
Tarifs :
Plein tarif : 8 € | Tarif réduit : 5 € | Gratuit pour les – de 12 ans
Accès au parc libre et gratuit toute la journée.
Catalogue de l’exposition Boris Zaborov «Peindre la mémoire» en mai 2025, bilingue français anglais, coédition Librairie des musées et Ville de Yerres sous la direction de Valérie Dupont-Aignan et de Pascal Bonafoux, 32€.
Accès :
RER D – Gare de Yerres (à 15 min à pied). Parking gratuit à proximité
À ne pas manquer :
Le parc paysager, le potager en permaculture, le kiosque à musique, les barques sur la rivière – et les jardins dessinés selon les plans mêmes de Gustave Caillebotte, véritable œuvre d’art à ciel ouvert. www.maisoncaillebotte.fr
